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L'Anthropologue, le tabou et les gros mots

 

 Paru dans Causeur.fr au 23 décembre 2021

 

Les inquiétudes de Claude Lévi-Strauss qui, jadis, alertait sur les dangers de la surpopulation démographique, devraient être aujourd’hui les inquiétudes de tous. Le progrès technique, souvent perçu comme inarrêtable, nous sauvera-t-il de la surcharge démographique, ou bien celle-ci nous fera-t-elle perdre justement l’illusion d’un progrès infini ?

En 2003, Wiktor Stoczkowski rencontrait Claude Lévi-Strauss dans son bureau au Laboratoire d’Anthropologie sociale. À la fin de l’entretien, Lévi-Strauss demanda à son interlocuteur s’il devinait quelle avait été la plus grande catastrophe dont il avait été témoin durant sa vie. Stoczkowski écrit : « J’avoue que le premier événement qui me soit spontanément venu à l’esprit était la Shoah, mais cette réponse m’a semblé trop évidente pour oser l’exprimer. Dans le doute, j’ai préféré attendre la réponse au lieu d’essayer de la donner, d’autant que la question était manifestement rhétorique. Lévi-Strauss eut cette réponse : « À ma naissance, la population mondiale comptait un milliard et demi d’habitants. Quand je suis entré dans la vie active, vers 1930, ce nombre atteignait déjà deux milliards. Il est de six milliards aujourd’hui, et il atteindra neuf milliards dans quelques décennies, à croire les prévisions des démographes. Cette croissance a exercé d’énormes ravages sur le monde. Ce fut la plus grande catastrophe dont j’ai eu la malchance d’être témoin. »[1]

En 2017, l’archéologue Jean-Paul Demoule élargissait l’angle de vue : « Pendant 99% de l’histoire de l’humanité, l’homme a été chasseur, pêcheur, cueilleur. Il y a douze mille ans seulement, les humains, au nombre de quelques centaines de milliers nomadisaient par petits groupes. Aujourd’hui, sept et bientôt neuf milliards d’humains, presque tous sédentaires peuplent la terre. Leurs sociétés sont très inégalitaires, puisque 1% d’entre eux possèdent la moitié de la richesse mondiale »[2].

Pendant ces 99% d’histoire de l’humanité, tout allait bien, au sens où les Homo n’eurent pas à s’occuper de « sauver la planète », elle s’en occupait elle-même. Le monde avait commencé sans l’homme, il s’achèverait sans lui avait expliqué Lévi-Strauss en 1955 dans Tristes tropiques. Mais penser sa propre fin est inconcevable à l’homme (ceuzécelles) d’aujourd’hui dont l’ego surdimensionné culmine dans ce slogan : « Sauvons la planète !».

Quand, devenu centenaire, l’anthropologue disparaît en 2009, nous sommes 7 milliards d’êtres humains, soit une multiplication par 5 depuis sa naissance. Chacun peut faire ce même constat à la mesure de sa propre vie. Ainsi, l’auteur de ces lignes se reportant aux chiffres de l’OMS, sait que depuis sa naissance, la population du globe a été multipliée par 3. passant de 2,5 à 7,7 milliards!

Les anciennes puissances coloniales étaient de longue date conscientes de la faible croissance de leur population et voyaient bien que celle des peuples colonisés croissait incomparablement plus vite que la leur. Des pays accédant à l’indépendance, comme l’Inde, prenaient conscience du problème. C’est après avoir eu connaissance des données alarmantes de l’Indian Census en 1951[3], que le Premier ministre de l’Inde Jawaharlal Nehru avait déclaré : «Nous produisons de plus en plus de nourriture, mais nous produisons aussi de plus en plus d’enfants. Je souhaite que nous fassions moins d’enfants ». Le programme de contrôle des naissances engagé en 1952 ne répondra pas au problème.

 

Gros mots

La réflexion sur la démographie amorcée dès le début du XXe siècle s’intensifia après la seconde guerre mondiale. Mais dés 1798, Thomas R.Malthus avait publié L’Essai sur le principe de la population. Ah Malthus ! Le nom de ce prêtre et économiste anglais allait être popularisé et générer les gros mots de « malthusien » et « malthusianisme ». Ces mots rejoindront chez les « progressistes » la cohorte des notions frappées d’indignité. Plus près de nous, on se souvient de l’accueil du Choc des civilisations, de Samuel Huntington, paru aux USA en 1996, dont la simple citation dans un article signait chez son auteur un dangereux tropisme réactionnaire.

L’inquiétude propagée par les données de population qui s’accumulaient n’était alors pas partagée par tous les démographes. Certains dénoncèrent alors une « psychose occidentale : « ils trouvèrent leur principal allié dans la propagande soviétique qui voyait dans le malthusianisme l’instrument du capitalisme incapable de trouver une autre solution aux problèmes du chômage et de la malnutrition, prétendument consubstantiels à l’économie de marché » écrit Stoczkowski. La propagande soviétique, relayée par les partis communistes de ce temps, parvint ainsi à conférer au mot « malthusianisme » une connotation négative qu’il conserve de nos jours dans « la pensée de gauche ». Le démographe Alfred Sauvy disait en 1949 son impression « bien déplaisante de voir les Blancs, européens (ou d’origine européenne), semer le germe de la stérilité dans des populations dont la domination leur échappe désormais »[4].

Mais qu’en est-il aujourd’hui en 2021 de ce catastrophisme Lévi-Straussien ?

J’extrais les propos qui suivent d’une vidéo disponible ce jour sur youtube :

« Je suis né en 1955. Quand je suis né, il y avait 2,5 milliard d’habitants sur la planète. Sur la durée de la vie d’un homme, la population mondiale a été multipliée par trois ». L’homme qui s’exprimait sur la vidéo continuait son propos devant une l‘assistance attentive :« Un choc démographique comme nous sommes en train de le vivre, le monde n’en a jamais connu. Dans 30 ans, le Nigéria aura plus d’habitants que les Etats Unis d’Amérique […]. Dans 30 ans, nous serons 9 milliards, à la fin du siècle, nous serons 11 milliards. C’est fait. Le plus grand choc mondial c’est le choc démographique ». L’orateur insistait : « La crise migratoire n’a pas commencé. Elle est devant nous ».

Mais qui était donc l’homme qui, dans cette vidéo, renouvelait l’inquiétude de Lévi-Strauss  ?

L’homme se nomme… Nicolas Sarkozy !! Il s’exprimait ainsi dans une réunion… du MEDEF le 29 août 2019 ! Mais… Sarko…. ce n’est pas un homme de gauche me susurrait ma conscience de gauche ! Et le MEDEF en plus… le patronat ! ! Comment avouer à mes amis qu’il m’arrive, le soir, tous rideaux tirés, de visionner la vidéo d’une réunion du MEDEF ! Et est-ce vraiment moins risqué dans une réunion d’amis, de citer Lévi-Strauss ?

J’avais là une occasion de soutenir – comme Michel Onfray – que je pouvais partager le propos d’un homme de droite, si l’homme de gauche que j’étais approuvait ces propos.

 

Tabou

Au-delà de sa signification d’interdit religieux, un tabou est plus généralement « ce sur quoi on fait silence, par crainte, par pudeur », un sujet  « qu’il serait malséant d’évoquer, en vertu des convenances sociales ou morales » nous disent les dictionnaires. Transformer ainsi en « gros mot » le mot « malthusianisme » permet de renvoyer dans les cordes ceux qui s’interrogent sur l’adéquation des ressources de la planète avec la démographie qui prélève sur ce stock.

Les quelques dizaines de milliers d’humains qui, il y a quatre à cinq millions d’années gambadaient dans une partie de l’Afrique ont répondu à la demande de leur dieu : «multipliez, remplissez la terre » (Génèse, I-28). De 200 millions d’individus au temps de l’Empire romain la population de la planète atteint 700 millions en 1700, puis un milliard en 1800, et 1,7 milliard en 1900. L’Afrique ? La population de 275 millions en 1960 est de 640 millions en 1990 et 1,3 milliard en 2019.

On connaît la suite rappelée par un ex-président de la république de droite et un anthropologue pessimiste, ainsi que la prévision de 8,5 milliards en 2030 et 11 milliards en 2100. Ces chiffres sont fastidieux ? Bien évidemment. En matière de démographie, les chiffres ne sont pas l’environnement du sujet ou une opinion sur le sujet. Ils sont le sujet. Je suggère qu’à partir de ces données, on demande dans les collèges aux élèves d’établir sur leurs tablettes les graphiques figurant cette croissance.[5] 

Certains auteurs gardent une solide confiance dans la possibilité de « gérer » le progrès qui permettra à leurs yeux « d’atténuer le changement climatique, d’épargner la nature et de réduire la pauvreté mondiale ». Cet effet Gagnant-Gagnant-Gagnant est, selon un de ses défenseurs Michael Shellenberger, rendu crédible à condition de « découpler le développement humain des impacts énergétiques »[6]. Cette approche conduit ses défenseurs à plaider pour « une logique d’intensification de l’urbanisation mondiale ». Ainsi Luc Ferry : « pourvu que la ville soit pensée de façon plus intelligente, nous pourrions laisser de plus en plus de place à une immense réserve de nature sauvage, de biomasse et de biodiversité ». À l’appui de cette conception de la défense de l’environnement, Shellenberger indique que 4 milliards d’individus vivent dans des villes qui ne représentent que 3% de la surface du globe.

Reprise par le philosophe Luc Ferry cette idée conduit à attribuer à la planète une capacité illimitée d’accueil d’individus. Le biotope possible pour les humains serait donc ce tout-urbain qui permettrait de s’affranchir de la question de la surcharge démographique. L’humain serait cet animal exceptionnel qui grâce au « progrès technique » pourrait s’affranchir des lois du vivant, auxquelles n’échappent pas les autres espèces ? 

Au seuil du grand âge, Claude Lévi-Strauss déclarait : « Je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime »[7]

 

[1] – Wiktor Stoczkowski, « Une humanité inconcevable à venir : Lévi-Strauss démographe ». Diogène, N°238, 2012 Pages106 à 126.

[2]– Jean-Paul Demoule, Les dix millénaires qui ont fait l’histoire. Fayard, 2017

[3] – W.Stoczkowski, op cit p 109.

[4] – W.Stoczkowski, op cit.

[5] – On imagine « le lâchage par sa hiérarchie » du prof de math qui oserait donner à ses élèves un exercice sur ce sujet !

[6] – Luc Ferry, « Pour une alternative catastrophique », Revue Front Populaire, N°5, 2021. Le philosophe reprend les points de vues de M.Shellenberger dans son exposé sur l’Ecomodernisme qu’il défend.

[7] – Emission « Campus » de Laurent Lemire, France 2 du17/02/2005.

 


Une pandémie peut en cacher une autre

 

Le tourisme de masse en question

 

Paru dans Causeur.fr au 26 juin 2020 / https://www.causeur.fr/une-pandemie-peut-en-cacher-une-autre-178480

 

 

 La pandémie de Covid-19 a-t-elle fait plus qu’interrompre l’industrie du tourisme mondialisé ? Celle-ci semble en passe pour repartir de plus belle dans le « monde d’après ». Le salut viendra-t-il de nouvelles technologies qui permettent de concilier larges profits et préservation du patrimoine ?

 

 

La pandémie est la version mondialisée de l’épidémie. Selon que l’on est un militant protecteur de la planète, ou un trader soucieux de la croissance du PIB, on s’en réjouira ou l’on s’en affligera. Les premiers noteront qu’en bloquant au sol les avions, la Covid-19 a fait baisser de 5 à 10% les émissions de gaz à effet de serre et a de fait engagé la planète sur le chemin de la décroissance. Les seconds se désoleront devant les prévisions de l’Organisation Mondiale du Tourisme (O.M.T.) et de l’ONU qui annoncent une baisse de 30% des recettes du tourisme international. Il va falloir choisir son camp.

 

 

Si tout change, comment faire … pour que rien ne change ?

 

 L’Asie centrale n’échappe pas à un tel dilemme et l’inquiétude est palpable dans les milieux qui vivaient de la croissance continue de la manne touristique. Les professionnels du secteur se désolent  : «Au lendemain de la pandémie, la concurrence sera féroce sur le marché mondial, souligne Goulache Israilova, président de l’APTA […] l’Ouzbékistan devra fournir un effort important pour se promouvoir comme destination attractive. L’Etat devra également aider à réduire le coût des vols et des forfaits touristiques. La promotion du tourisme intérieur fait partie de la stratégie »(1).

 

 Au temps de sa puissance, le Vatican ne prétendait adouber que les monarchies européennes, le Patrimoine Mondial sévit sur les 195 pays adhérents à l’Unesco répartis sur toute la surface du globe!

 

Le Kirghizistan ou la Mongolie ont développé un type de tourisme moins agressif. En misant sur des slogans tels que « le voyage solidaire, durable, responsable, c’est choisir d’aller là où les autres touristes ne vont pas », ces pays échapperont-ils, aidés en cela par la Covid, à une industrie du tourisme et à sa puissance de destruction des sites, des cultures et des hommes ? L’immensité des steppes, les grands espaces, la nature sauvage, ne sont pas à l’abri de la labellisation au Patrimoine Mondial de l’Unesco, un fléau qui à été fatal à beaucoup de sites, de monuments et d’espace naturels. Certains rêvent de livrer les paysages de vallée de l’Orkhon-Kharkorin, inscrits au patrimoine mondial en 2004 aux stars de l’architectures qui y édifieraient des hôtels de rêve… « Impossible l’Unesco veille, diront certains ». Quelle erreur !

 

Le marketing du patrimoine

 

L’ensemble architectural du centre de Samarcande a été inscrit au Patrimoine mondial en 2001. La confiscation et la marchandisation des monuments et de la vieille ville à des fins touristiques ont suivi. La folklorisation du mythe de « la ville turquoise » et de ses légendes de tapis volants – Jafar le père de Shéhérazade et vizir du roi Shahayan… etc – a vu la notion de Patrimoine rabattue au niveau d’un produit de grande consommation.

 

Comme la Covid-19, la nuisance du Patrimoine Mondial de l’Unesco est mondiale. Alors qu’au temps de sa puissance, le Vatican ne prétendait adouber que les monarchies européennes, le Patrimoine Mondial sévit sur les 195 pays adhérents à l’Unesco répartis sur toute la surface du globe. Il n’est pourtant qu’un label qui n’a d’autre effet que d’aider à la promotion commerciale d’un site. Ce point important généralement ignoré : le label Unesco ne confère aucune protection spécifique aux sites concernés, pour la simple raison que l’Unesco n’a pas compétence pour légiférer à la place des états(2). L’inscription de l’ensemble historique du palais du Potala, le temple du Jokhang et de Norbulingka  n’ont pas empêché la destruction de Lhassa, pas plus que la « reconstruction touristique » de Kashgar après démolition et expulsion de ses habitants Ouighours n’a été « protégée» par l’inscription des Routes de la soie au Patrimoine mondial en 2014.

 

En langage marketing, l’O.M.T évaluait en 2018 l’achalandage mondial correspondant – c’est-à-dire le flux de touristes disponible – à 1,4 milliard de personnes. Les touristes chinois sont de loin les plus « rentables ». Chacun des 150 millions à avoir voyagé cette année-là a dépensé en moyenne 2563 euros durant son séjour, alors que le touriste français ne laisse que la ridicule somme de …651 euros ! (Chiffres O.M.T)

 

Les entrepreneurs de tourisme estiment à 60% la réduction de « l’activité vacance » pour 2020 mais annoncent « attendre un retour à un niveau correct en été 2021 »(3), Cet « espoir » montre bien qu’ils comptent sur un monde inchangé dans l’après COVID-19.

 

 

Le monde d’après sera-t-il le même, ou pire que l’ancien monde ?

 

Si la crise environnementale, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, a forcé à une prise de conscience de la dimension planétaire de notre espace vital, elle n’a pas semble-t-il suffi à entamer le dogme de la domination de l’Homme sur la nature base de la Modernité déchaînée qui nous étouffe.

 

La critique d’une certaine vulgate écologiste de grande consommation est périlleuse de nos jours. L’idée d’un Homme en mesure de rectifier des macro-phénomènes qui en réalité le dépassent, relève du vieux rêve de puissance. Croire que la collecte des papiers gras dans les forêts, des mégots sur les plages, l’injonction au régime vegan, l’ère de la trottinette électrique et des fermes urbaines sur les toits de New York vont sauver la planète, c’est s’interdire de regarder en face le réel et les lois du vivant. Or, que dit ce réel si on le regarde en face ?

 

La démographie planétaire. Il n’est pas facile de porter le débat sur la question de la démographie mondiale. Le sujet est contourné, évité, quand il n’est pas carrément tabou. Avancer qu’il existerait un seuil, une limite à la prédation de l’Homme sur les ressources de la planète est inconciliable avec l’horizon illimité que « le progrès » fixe à la toute puissance de la science. Franchissons le tabou et affrontons les chiffres : en 1900, la population mondiale était de 1,7 milliard d’individus. Elle était 2,5 milliards en 1950, de 7,5 milliards en 2017. Une multiplication par 3 en 70 ans, soit dans la durée d’une vie humaine(4).

 

La mondialisation. L’interconnexion des économies et l’effacement des frontières devant la circulation des produits et des hommes était l’horizon que s’assignait « le monde d’avant ». Après le recul de la pandémie, les forces économiques n’auront de cesse de reprendre les positions perdues. « Le règne des économistes risque de succéder à celui des médecins et le conformisme libre-échangiste de reprendre de plus belle » écrit à juste titre Marcel Gauchet(5). Un tel système global ne peut changer « de lui-même » de trajectoire.

 

Le mythe du tourisme mondialisé « responsable » a pris un coup

 

Venise, le navire amiral du « Patrimoine Mondial de l’UNESCO », est en perdition. Son naufrage est l’emblème d’une catastrophe écologique et culturelle. L’afflux annuel de 30 millions de touristes dans une ville de 50 000 habitants était accepté par une opinion gagnée à l’idéologie du libre-échangisme et de la modernité heureuse. Mais bien avant la survenue du virus, les Vénitiens n’en pouvaient plus de l’afflux de ces 30 millions de consommateurs qui déferlaient sur une cité qui perd chaque année 1000 habitants. Le même rejet s’observe à Dubrovnik, et Barcelone lutte depuis plusieurs années contre ces « invasions ». Budapest s’insurge d’être devenu la « capitale des enterrements de vie de garçon ». Des villages alsaciens ne veulent plus être visité par des hordes de touristes asiatiques qui voient là de nouveaux Disneylands. Mêmes rejets dans des quartiers de Paris. De Palma de Majorque à San Sebastian, les slogans fleurissent sur les murs : « le tourisme tue les quartiers », « Afuera los turistas ».

 

Tout discours de reconversion du tourisme mondialisé dans une version  « responsable », « raisonné », « équitable » ou « éco-compatible » ne saurait être qu’un enrobage de communicant, une facétie lexicale.

 

La Covid-19 est parvenu à ébranler un tourisme passé au fil du temps du statut de « loisir » à celui de « ressource », puis de « fléau » et enfin « d’arme de destruction massive ». À coup de scandales politico-financiers et environnementaux, Venise était devenue la Mecque du tourisme international. Le coronavirus l’a frappé de plein fouet et oblige à redéfinir le « produit ». Fin des grands bateaux déchargeant 4000 personnes. Comme pour Samarcande, on réfléchit ici aussi à de nouvelles « stratégies ». Le tourism-business prépare déjà de nouveaux concepts de « tourisme intelligent ». On connaît les copies, contrefaçons, fac-similés qui, de Las Vegas à la Chine, proposent à domicile des villages hollandais (à Pudong), le Tower Bridge (à Suzhou), Florence (à Tianjin) ou la visite de Hallstatt pour 3 euros à Guangdong. La modélisation 3D et les techniques de la réalité virtuelle permettent d’emmener le visiteur sur le pont du Rialto, dans la Vallée des Rois ou à Gizeh. Alep, Palmyre, Mossoul renaissent de leurs cendres grâce à la 3D. Il est désormais possible de « visiter » depuis chez soi un joyau de la préhistoire comme la grotte Chauvet, ou une merveille de la Renaissance comme la Chapelle Sixtine. Le risque est grand de voir disparaître le gisement des 20 000 visiteurs qui s’émerveillaient sous les « vrais » plafonds de Michel-Ange chaque année. D’autant plus que, comme l’indiquait un présentateur de ces merveilles en 3 D à la télévision française, « c’est mieux qu’en vrai » ! 

 

La réalité virtuelle permise par la modélisation 3D inaugure l’ère du « voyageur confiné ». Il peut non seulement visiter depuis son canapé les sites prestigieux sans consommer de kérosène, mais il peut même visiter des sites qui n’existent plus ! Les falaises de Bâmyân et leurs Bouddhas géants sont ressuscités, ainsi que le Temple de Jérusalem, ou les sanctuaires de Palmyre.

 

La réalité augmentée signera-t-elle la fin de la croissance du transport aérien, vecteur essentiel du tourisme de masse ?

 

[1] Site Novastan.org, 14 avril 2020. APTA = Association Private Tourism Agencies.

[2] J-P.Loubes, Tourisme, arme de destruction massive, Le Sextant, 2015

[3] Entretien avec un responsable des entrepreneurs de tourisme, France Inter 11/04/2020

[4] En 2030 les humains seront 8,5 milliards, en 2050, 10 milliards et 11 milliards en 2100. Les chiffres pour le continent africain sont encore plus spectaculaires : 1900 : 100 M d’habitants, 1960 = 275 M, 1990 = 640 M, 2019 = 1,3 Milliard.

[5] Marcel Gauchet, Causeur.fr, 14 avril 2020.