« Je m’efforce de devenir primitif »

 


- I –

 

Je suis convaincu que face à une modernité aliénante et déshumanisante, notre salut passe par la réalisation de rêves simples et primitifs.

 Autour de nous existent déjà des sculptures, des tableaux abstraits, des poèmes inscrits sur des palissades, échoués sur le sable, tracés par la chaîne de la tronçonneuse, écrits sur les veines des bois polis. L’œil s’en empare et il me reste à terminer l’ébauche, à accélérer une révélation en rapprochant un fer oxydé travaillé par l’usure et le temps. Mon travail consiste à accueillir ces objets car c’est dans les rides de leur peau ou sur leurs surfaces précieuses, satinées ou rugueuses, que peuvent prendre naissance des poèmes. Il y a du bois dans ces sculptures, des fragments de roche, du fer, du cuir.

 Les sculptures des débuts sont fortement marquées par celles que Le Corbusier dessinait et que l’ébéniste Savina exécutait. Mon enthousiasme à leur égard était alors indicible au sens de : « ne peut être dit ». C’était vraiment ce que j’aurais aimé trouver moi-même. Corbu s’extasiait le matin devant un galet, un coquillage brisé, un bois flotté, et l’après midi se livrait aux délices de l’angle droit. C’étaient là les jouissances du Mouvement moderne.

 Dans les sculptures de Le Corbusier-Savina, j’étais captivé par la confrontation de bois d’essences différentes, de couleurs primaires et des formes se contrariant. Le travail du bois par Savina me touchait particulièrement. Il y eut ensuite les assemblages de bois peints de Kurt Schwitters qui enfermait un monde dans des boîtes. J’ai dérivé aussi vers les artistes du bois que sont David Nash en Ecosse et Kimio Tsuchiya au Japon. En bref, je m’efforce depuis déjà pas mal de temps, de devenir primitif

 

Les stèles de Segalen.

 A propos de « Stèles », Victor Segalen écrit : «  Dans le vacillement délabré de l’Empire, elles seules impliquent la stabilité ». Ces pierres dressées sont elles-mêmes leur socle. Le socle est l’assise sur laquelle les variations vont se développer. Avec le socle « voilà la stèle, corps et âme, être au complet ».

 Segalen s’était fixé comme projet de sculpter par l’écriture des textes qui auraient la même stabilité que ces pierres gravées qui inscrivaient la Chine millénaire dans l’immobilité. Dans son recueil célèbre « Stèles », il cherche par les mots, le style, la forme écrite, à parvenir à une rigueur comparable a celle de la taille du burin épannelant la pierre.

 J’ai tenté d’explorer un chemin semblable dans certaines de mes sculptures. Elles ont perdu peu à peu la couleur et sont devenues « plus pauvres ». Ces objets n’ont de message à délivrer que la recherche de la stabilité. Ils semblent clos sur eux-mêmes et ont la densité des haïkus. 

 Mes outils, je les tiens d’une enfance dans l’atelier d’un grand-père charron, un nom de métier qui oblige la plupart des gens à prendre un dictionnaire pour en connaître la signification. On y travaillait le bois et le fer, il y avait de marteaux, des gouges et des ciseaux, des maillets, des tarières, une forge, une enclume. J’ai appris à me servir de ces outils en même temps que d’un crayon et d’une gomme. Si plus tard j’ai été happé par l’Université, mais je n’ai pas oublié.

 J’avoue bien volontiers que ces histoires, c’est à moi que je les raconte sans bien savoir ce que d’autres pourraient en faire.  (Jean-Paul Loubes. Février 2012)

 - II -

 

            Je peux éclairer les propos précédents. Il s’agit du chemin qui conduit depuis les sculptures polychromes des débuts jusqu’aux objets épurés les plus récents où toute couleur a disparu et où ne reste que la matière et les textures : bois, pierre, fer.

  Le Corbusier fut pour moi et pour ma génération d’architectes, un point de départ. Nous l’avons alternativement aimé et détesté. On dira que nous nous sommes construit à partir de cette figure, convoquant le père et le tuant alternativement. Architecte génial, urbaniste dangereux : il est à lui seul un résumé du XXe siècle et du Mouvement Moderne. Corbu consacrait ses matinées à son travail d’artiste, de peintre. Il dessinait les sculptures et envoyait ses dessins à l’ébéniste Savina. L‘après-midi, il regagnait son agence où, avec ses collaborateurs, il refaisait le monde par le moyen d’une utopie urbaine dont nous ne nous sommes pas encore remis. Mais il dessinait aussi ces magnifiques objets architecturaux que sont le couvent de La Tourette, ou l’église de Ronchamp, qui sont des sculptures parcourables. Ce fut là mon point de départ. Les sculptures de Corbu sont en bois, certaines parties rehaussées d’une vive polychromie. J’ai commencé par ce compagnonnage il y a bien longtemps. Ensuite, mon travail s’est épuré, davantage de force expressive émanait des matériaux laissés bruts alors que la couleur disparaissait. 

             Parce que j’ai eu la grande chance, enfant, d’avoir appris à creuser, tailler, polir, découper le bois, parce que j’ai su très tôt nommer les essences, les reconnaître à leurs couleurs, à leur veine, leur fil, leur odeur, j’ai su assembler des morceaux de bois en forme de poèmes avant de savoir assembler les mots d’un poème. De là, sans doute, le fait qu’entre intellectuels et manuels, je n’ai jamais choisi mon camp.

             Je puis développer un peu ce parallèle entre la poésie et mes sculptures. Pour me faire comprendre. Mais je tiens à préciser que je ne considère pas que mes sculptures doivent être « expliquées ». J’insiste : il ne faudrait pas leur faire dire ce qu’elles ne veulent pas dire. Bien entendu je ne veux pas brider l’imagination de chacun. Que chacun soit totalement libre devant ces objets, mais je tenais à préciser cela. Par ces objets, je ne suis engagé dans aucune croisade héroïque, dans aucune cause humanitaire, dans aucun récit commémoratif, dans aucune subversion. De cela, je m’en occupe ailleurs. Il n’y a pas de récit surgissant de ces formes et si parfois une silhouette de chaman se dessine, sachez qu’il est tout au plus l'un des premiers intercesseurs que l’homme a inventé pour s’adresser à un ailleurs qu’il ne nommait pas puisque c’était bien avant qu’il n’ait inventé Dieu et les grands systèmes. Aucun message, aucune violence, aucune provocation n’émerge de ces objets. N’y cherchez pas ma biographie, vous n’y trouverez aucun signe des blessures de l’enfance ou de sévices que je n’ai pas subis. Vous aurez donc compris la distance qui me sépare des facéties d’un art contemporain pour lequel, déranger, provoquer, agresser dans un prétendu but pédagogique et édifiant est devenu la norme.

 Quand la doxa se déguise en son contraire, dérangeant veut dire conforme et l’irrévérence est une marque déposée.

 

Haïku.

             Prenez un haïku, ces courts poèmes japonais de 3 vers de 5, 7, et 5 pieds. Tenez, celui-ci par exemple, du poète Issa, de son vrai nom Kobayashi Nobuyuki. (1763-1827) :

 

Ah ! Le papillon

 volant comme si le monde

n’avait aucun but.

 

Ou encore, du même:

 

N’écrase donc pas

Les perles de rosée blanche

Veux-tu sauterelle

 

 Chacun de ces poèmes campe un monde achevé, clos sur lui-même. Un moment du monde. Souvent infime, c’est-à-dire …énorme ! Il n’y a rien à expliquer et savoir qui était Kobayashi Nobuyuki ne nous est d’aucune utilité. Ce minimalisme dans l’expression, je le recherche dans mes sculptures. Dans le jardin zen de Ryoan Ji, il ne reste plus sur le rectangle de sable que 15 rochers répartis en 5 groupes. Toute végétation a disparu du jardin. Ces quelques rochers savamment agencés dans l’univers clos du jardin sont les supports de la méditation par laquelle nous tentons de comprendre notre être au monde. Parfois nous pouvons y atteindre le satori (éveil, compréhension).

             L’analogie avec les haïkus, le détour par l’espace zen, donnent quelques clés pour aborder ces sculptures. Leur fréquentation, leur fabrication, le temps passé ensemble, scelle une amitié entre ces objets et moi. Tant mieux si leur contemplation fait du bien à d’autres. Ces quelques lignes véhiculent un discours que certains trouveront réactionnaires, au vu de la phraséologie qui sert d’emballage à beaucoup de « créations » contemporaines. Ils auront raison : quand, en 1837, Henry David Thoreau, refuse de battre ses élèves à l’école de Concord (Massachusetts), il se pose en réaction à la conduite exigée par ses supérieurs.

 Ce travail de la matière n’est ni spontané, ni facile. Il suppose de s’éloigner de la foule durant de longs moments. Il arrive qu’un ange gardien comme Jack Kérouac m’y encourage en me rappelant que « La sagesse ne peut être atteinte que du point de vue de la solitude » (J.Kerouac, Le Vagabond solitaire, p 183)

 Peut-être ces quelques lignes du poète afro-américain Kamau Daaood donnent-elles quelques pistes: « J’ai observé le pouvoir qu’ont les arts de conduire à la découverte de soi, à la révélation, à l’inspiration, à la guérison. Les mots, les sons, les formes, les couleurs et le mouvement jetaient autrefois des ponts entre les cœurs pour qu’ils se comprennent. L’art est un langage supérieur qui transcende nos langues maternelles. Il peut être la lumière qui transperce le dogme, spiritualise nos instants de vie et nous ancre dans la sacralité du temps ».(J-P.Loubes, Mai 2012)

 

- III –

 

  J’ai bien entendu besoin de renforts pour soutenir un propos et un travail  qui me classent en marge des « plasticiens » que sont devenus les artistes d’aujourd’hui. Je ne doutais pas que Giacometti ne me soit un allié. J’avais lu ses Carnets, par bribes, par saccades et c’était le moment de les relire.  Il s’y explique sur son travail. Dans une Note sur la sculpture de 1933, voici ce qu’il écrit :

 « Je ne puis parler qu’indirectement de mes sculptures et espérer dire que partiellement ce qui les a motivées. » J’aurais pu écrire les mots qui suivent :

 « Depuis des années, je n’ai réalisé que des sculptures qui se sont offertes tout achevées à mon esprit, je me suis borné à les reproduire dans l’espace sans y rien changer, sans me demander ce qu’elles pouvaient signifier (il suffit que j’entreprenne d’en modifier une partie ou que j’ai à chercher une dimension pour que je sois complètement perdu et que tout l’objet se détruise ».

  J’y ajouterais la précision suivante pour ce qui concerne mon travail : Les formes « qui se sont offertes à mon esprit », trouvent leur point de départ, l’idée-force, dans l’une de leurs parties, née d’une trouvaille, d’un fragment particulier ramassé ici ou là, ou encore fabriqué par moi et resté orphelin dans un coin de l’atelier pendant des années. C’est ce « point de départ », ce fragment-origine, que je cherche à mettre en situation, à développer par rapprochements laborieux avec d’autres fragments. Le point d’arrivée, c’est quand je vois que je ne puis rien changer à l’assemblage ainsi obtenu, au risque qu’il se détruise. Il est enfin stable et immobile. Là est le signe de l’achèvement.

             Ce sont des propos qui font que, comme Giacometti, j’ose les mots Art et Beauté. En 1959, il écrivait dans le catalogue pour son exposition à New York : « La réalité n’a jamais été pour moi un prétexte pour faire des œuvres d’art, mais l’art un moyen nécessaire pour me rendre un peu mieux compte de ce que je vois. J’ai donc une position tout à fait traditionnelle dans ma conception de l’art. » (Notes du 17/06/2012)

 



 

 

La beauté des choses modestes et humbles.

 

Wu wei… Wabi-sabi… Arte Povera…

 

 

 

 

Je pourrais convoquer la référence à l’esthétique du Wabi sabi si ce mot n’était pas si galvaudé et capté par les effets de modes pour caractériser un design BCBG proposé par les boutiques de « décoration ethnique », « cool  lifestyle » et autre « déco bohème ». J’ai même vu qu’un site classait le livre d’Hemingway « Le vieil homme et la mer » dans la catégorie d’une littérature wabi sabi !

 

 

Sans être un spécialiste de culture japonaise, l’esthétique Zen et sa finalité spirituelle m’intéressent, tout comme la tension vers l’épuration, la pauvreté et l’abstraction des architectures cisterciennes. La recherche tendue vers le satori ici, ou vers la fusion en Dieu ailleurs, me paraissent passer toutes deux par le chemin de l’épuration.

 

Wabi : simplicité, nature

 

Sabi : trace du temps, patine du temps sur les objets.

 

 

Leonard Koren en donne la définition suivante :

 

« Wabi-sabi est la beauté des choses imparfaites, impermanentes et incomplètes.

 

C’est la beauté des choses modestes et humbles.

 

C’est la beauté de choses atypiques ».[1]

 

C’est exactement cela.

 

 

            J’avoue que je ne visais aucunement cet univers esthétique japonais lorsque commençaient à prendre naissance entre mes mains des « objets-sculptures » qui, par certains de leurs aspects renvoient à cette définition. 

 

            De pauvres fragments de bois, de fer, des pierres, semblaient se fixer, se « solidifier » dans une association stable, lorsque je les mettais en présence. Je découvrais cet univers esthétique lorsqu’un ami m’appris qu’il avait nom « Wabi-sabi ».

 

Sabi : froids, pauvre, flétri

 

Wabi : simplicité, dissymétrie, pauvreté volontaire du solitaire, abattement , déprime.

 

 

            Les objets que l’on range dans l’esthétique de wabi-sabi ne visent nullement à rayonner un état de déréliction, mais il est vrai que la pauvreté des moyens qui ont conduit leur élaboration est leur principale caractéristique. Ils ont recours à des matériaux peu transformés par l’artiste, lequel laisse une grande part aux altérations opérées par la nature.

 

 

Comment étais-je passé de l’univers des sculptures de Le Corbusier-Savina, sur lequel je m’étais formé, et qui m’avaient décidé à travailler le bois - sa mise en forme par la gouge, sa mise en couleur - à cet univers de simplicité ? Comment avais-je dérivé vers des objets où se lisait l’usure, l’imperfection, les accidents du vieillissement des matériaux, la rouille ? Y avait-il rupture ou continuité entre ces deux cheminements ?

 

 

Un premier caractère commun m’apparut : un idéal de beauté abstraite et non représentative. La première manière de mon travail, je la reliais à mon admiration pour celles des sculptures de Corbu qui procédaient souvent d’un art sans représentation symbolique ou figurative. La couleur y était cependant essentielle et l’organisation des éléments dans une géométrie assurait la stabilité de la composition. Avec le glissement vers le Wabi-sabi, j’avais quitté la polychromie et la sophistication. Leonard Koren rappelle la définition anglaise du mot rustic : « simple, naturel, non sophistiqué […] avec une apparence rugueuse ou irrégulière ».

 

 

Dans cette évolution, je recherchais désormais une clarté dans la lecture de l’objet, une évidence dans sa clôture dans l’espace par une grande stabilité, une immobilité. Ces caractères pouvaient tisser une continuité avec ce que recherchait Corbu. Mais, assigné à une sorte d’incomplétude, le Wabi-sabi garde une impénétrabilité qui rend vain les tentatives pour l’expliciter.

 

 

Ces idées de simplicité, de naturel, d’acceptation d’une réalité - ici réalité de la matière dans son vieillissement et ses imperfections - on les retrouve dans le taoïsme et son imprégnation dans le bouddhisme chinois Chan. C’est ainsi que le Wabi-sabi est habituellement associé au bouddhisme Zen. (Le Chan chinois, importé de Chine au Japon sous le nom de Zen à partir du Ve siècle). Mais le fait que ce regard sur la matière soit apparu dans mon travail sans que je me réfère explicitement à cet univers du Zen témoigne sans doute d’une perception universelle de cette impermanence des choses que la sensibilité humaine est apte à saisir.

 

 

Des objets, des moments incomplets de la création, peuvent, par une intervention humaine se transformer en leur exact opposé. C’est le « non-agir », le wu wei du taoïsme qui conduit à l’univers esthétique du Wabi-sabi. Une « mise en scène » - mise en espace - simple, pauvre, claire, due à l’intervention minimale de l’artiste consiste à « fixer ce moment », à le solidifier en arrêtant le geste au seuil du point indicible où tout basculerait dans une fabrication sophistiquée. Ce point d’arrêt est le plus difficile à repérer.

 

 

Il y a en effet du « non-agir » dans le Wabi-sabi, dans la mesure où « s’il importe de savoir faire des choix, il importe également de savoir quand ne pas en faire. Laisser les choses être »[2]. C’est l’un des points centraux : laisser la parole à l’objet.

 

 

Les japonais insisteront sur la « difficulté à expliquer ». Je vois là un univers qui est aussi celui du Tao. Un concept que l’on comprend sans être capable de le formuler. Celui qui contemple l’objet se tait et laisse parler l’objet. Ce point heurte frontalement l’art contemporain (dit conceptuel) où souvent la pauvreté de l’objet, voire sa quasi disparition (« art gazeux » !) est inversement proportionnelle à la surabondance verbeuse et jargonnante de l’explication de l’œuvre.

Jean-Paul Loubes

 



[1] - Leonard Koren. Wabi-sabi à l’usage des artistes, designers, poètes et philosophes. Editions Sully-Le Prunier, 2015, p 7.

[2] - Leonard Koren, op.cit p 66.

 


Liste des expos